17 mars 1903, Paris

Albert Auguste Châble est né le 9 avril 1866, à Bellême, dans l’Orne. Orphelin de mère, il part tenter sa chance à Paris, où il rencontre Clémence Joséphine Labbé, née le 11 janvier 1874 à Rombas, en Moselle. Ensemble, ils auront quatre enfants, Albert, né en 1895, Georges, né en 1896, Marie-Louise, en 1898 et Lucienne (sosa 15), en 1902. 

Je le reconnais tout de suite. Il a le « nez des Châble » et un peu moins de quarante ans, A la sortie de la gare du Nord, les gens l’observent discrètement. Comment ne pas remarquer cet homme élégamment mis, qui voyage seul avec un bébé d’un an ? Mais lui ne voit personne, ni moi, bien sûr, ni eux.
Il fait beau, alors il décide de faire le chemin à pieds : il a un peu plus de quatre kilomètres à parcourir jusqu’à la rue Charles V, où se trouve son nouvel appartement.
Marcher lui fait du bien et le distrait de la colère qu’il a contenue toute la journée.

Ses services d’horloger de la Ville de Paris n’ayant pas été requis aujourd’hui, il s’en était allé à Maubeuge voir ses filles : Marie-Louise, 5 ans, et Lucienne, 1 an.
C’est la mort dans l’âme qu’il les avait confiées à Eugénie, la sœur aînée de Clémence, après que la tuberculose a emporté cette dernière, un mois auparavant. Clémence n’avait que 28 ans et l’avait laissé seul avec leurs quatre enfants.
Aujourd’hui, c’était la première fois qu’il se rendait dans le Nord depuis qu’Eugénie avait emmené ses enfants. Sa main tremblait un peu en sonnant à la porte et il n’avait pu retenir un mouvement de recul quand Eugénie lui avait ouvert, avec ce regard glacial qu’elle lui réservait toujours.
Bon Dieu, ces gens ne changeraient donc jamais !

Dans le salon, un silence gêné s’était installé.
Il n’avait jamais su que dire à cette famille qui l’avait jugé sans même le connaître.
Il avait rencontré Clémence presque dix ans auparavant et ils avaient eu leurs trois premiers enfants hors mariage. Il aurait voulu revenir en arrière et ne pas imposer à Clémence ce statut de fille-mère, leur épargner à tous deux les ragots qui étaient allés bon train : « rendez-vous compte, un enfant avec l’un, puis avec l’autre, et toujours pas mariée, avec cela ! ». Les gens avaient longtemps cru qu’Albert n’était pas son fils, et ne s’étaient pas privés de le lui jeter au visage. Ils avaient fini par admettre l’évidence,la ressemblance entre l’enfant et son père étant devenue frappante. Après la naissance de Marie-Louise, Clémence avait enfin accepté ce mariage qu’il lui proposait depuis si longtemps, ses parents y ayant consenti, ce qui avait rendu leur situation plus vivable aux yeux du voisinage, mais pas aux yeux de la famille, qui n’avait jamais accepté sa présence ni celle de leurs enfants. Il avait donc été surpris qu’Eugénie accepte de s’occuper des filles.

Des voix lui parvenaient depuis la cuisine où les enfants mangeaient. Les filles étaient attablées avec leur cousin Léon, âgé de 8 ans. Tout à coup, il entendit des pleurs. Marie-Louise ! Puis, immédiatement, la voix d’Eugénie s’éleva : « Léon ! Demande pardon à ta sœur ! ». Albert se raidit, et malgré les protestations de Charles Labbé, son beau-père, se rendit dans la pièce attenante : Léon, la tête basse, regardait sa mère bercer Marie-Louise, en larmes. Il se pencha vers sa fille qui se détourna en criant : « Non ! Je veux Maman ! », ses gestes ne laissant aucun doute sur la personne qu’elle identifiait comme sa mère. Blanc de colère, il retourna dans le salon.
Il essaya de se raisonner. Il sentait que quelque chose n’allait pas, mais après tout, évidemment, une enfant de cinq ans avait besoin d’une mère, c’était normal ! Mais il fallait qu’il voie ses filles plus souvent, sinon, il allait les perdre. Il le savait.
Il tenta donc de faire bonne figure, et à la fin du repas, annonça qu’il allait repartir à Paris avec Marie-Louise et Lucienne, juste quelques jours, après il les ramènerait. Cela leur donnerait l’occasion de voir leurs frères, de ne pas oublier leur père ni la vie à laquelle elles retourneraient bien vite.

« Non. »
La réponse d’Eugénie avait fusé.
« C’est un voyage trop long, trop fatigant. Et comment comptez-vous faire, à Paris, pour vous en occuper ? Vous avez votre travail, et ce n’est pas convenable !
– Ma voisine s’occupera d’elles. Elle a un petit garçon de trois ans, elle sait y faire.
– Mais elle n’est pas leur mère !
– Vous non plus, Eugénie ! Je vous suis reconnaissant de… »

Une voix fluette interrompit leur dispute : Marie-Louise s’était faufilée dans la pièce et d’une voix claire, lança : « je veux rester ici avec Maman et Papa, je ne veux pas partir avec le monsieur !
– Marie-Louise, dit-il d’une voix douce, je suis ton papa.
– Non ! »
Le sourire qu’Eugénie n’arrivait pas à réprimer le toucha en plein cœur. C’en fut trop.
« Je pars. Et j’emmène Lucienne. »
Joignant le geste à la parole, il remit son manteau, son chapeau, habilla rapidement le bébé et avant que quiconque réagisse, se retrouva dehors.

b4pezyaiaaahmezLucienne, 1920

En le regardant traverser Paris, j’ai envie de le consoler. De lui dire qu’il a perdu Marie-Louise à jamais, que Lucienne a perdu sa sœur mais qu’il lui reste trois enfants. Que Lucienne ne perpétuera pas la malédiction, qu’elle ne laissera pas d’orphelins comme Clémence ou comme sa propre mère à lui, qu’au contraire, elle sera heureuse et s’éteindra après avoir traversé le siècle, entourée de ses quatre enfants, ses neuf petits-enfants et sa vingtaine d’arrière-petits-enfants. Qu’elle aussi sera son portrait vivant, tout comme son fils aîné Vincent. Que le nez des Châble est toujours là, et que c’est bien la seule malédiction qu’il a transmise.

 

 

Que sont-ils devenus ?

Quand j’ai commencé mon arbre généalogique, j’avais déjà en tête quelques points que je souhaitais éclaircir. J’avais envie de creuser un peu plus du côté de la mère de mon arrière-grand-mère. J’avais toujours entendu dire qu’elle était décédée quand sa fille était bébé. J’y reviendrai plus tard : ce sont ses parents que je voulais évoquer.

Charles Labbé, son père, naît en Meurthe-et-Moselle, à Réhon, en 1838. Jeanne Euphrasie Médin voit le jour en 1840 à plus de 50 km de là, à Hannonville-au-Passage (l’actuelle Hannonville-Suzémont).
Nous retrouvons Charles à Rombas, en Moselle, où en 1861, alors ouvrier aux forges, il épouse Euphrasie, qui s’y est installée avec ses parents.

Je trouve trace de quatre de leurs enfants nés à Rombas :
– Marguerite, en 1862 ;
– Clément en 1864 ;
– Clémence (mon sosa 31) en 1874 ;
– Paul Victor en 1875.

Dix ans séparent les naissances de Clément et Clémence, ce que je trouve étonnant. Je pense pourtant que le couple était bien à Rombas à cette période puisque je dispose de l’acte de mariage d’une autre de leurs filles, Marie Eugénie, née vers 1868 dans la cité mosellane, mais que je n’ai pas trouvée dans les tables décennales des naissances : j’ai probablement mal cherché.

En parcourant les tables décennales de Rombas, je découvre que ladite Marie Eugénie met au monde un enfant naturel, Paul Charles, en 1888. C’est la dernière mention concernant cette famille dans les archives d’état civil de Rombas. Le deuxième enfant de Marie Eugénie, Gaston Maurice, verra le jour en 1890, à Maubeuge. Je suppose donc que c’est entre ces deux années que Charles et Euphrasie quittent la Lorraine pour le Nord avec leurs enfants. Marie Eugénie et Paul Victor y restent. Marguerite, de son côté, part vivre à Paris où elle se marie en 1895, probablement en compagnie de Clémence qui donne naissance à son premier enfant dans la capitale en cette même année 1895. Je ne sais pas ce qu’il advient de Clément : à Paris avec ses sœurs ? Décédé ? Marié et installé à Maubeuge ? Voilà une question sur laquelle je ne me suis pas encore penchée.

Toujours est-il qu’il est certain que Charles et Euphrasie vivent dans le Nord au moins à partir de 1894, ainsi que l’indiquent l’acte de mariage de Marie Eugénie avec Pierre Théophile RISSE/RIES (lui aussi né à Rombas et père des deux premiers enfants du couple) et celui de Clémence à Paris en 1899. Le couple Labbé/Médin y réside toujours en 1906, lors du recensement : il vit avec Marie Eugénie et son mari, leurs trois fils Paul, Gaston et Léon ainsi que le frère de Théophile, Gaston.

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En 1906, Charles Labbé travaille aux usines de l’Espérance comme manoeuvre

Après 1906, je perds la trace de Charles et Euphrasie.
J’ai plusieurs fois parcouru les tables décennales des décès jusqu’en 1932 sans trouver quoi que ce soit. La dernière mention liée à cette famille à Maubeuge est celle du décès de Gaston Maurice, en 1919. Il est même possible que la famille ait quitté la ville avant puisqu’il n’y a aucune mention d’une naissance, d’un mariage ou d’un décès dans la famille Ries après 1912, année du mariage de Paul Charles et de la naissance de sa fille. La fiche matricule de ce dernier le situe à Paris en 1924. Les Labbé et les Ries auraient-ils rejoint les autres enfants de Charles Labbé et Euphrasie Médin ?

Il me semble que pour trouver où et quand sont décédés mes aïeux je doive aller consulter l’état civil de la ville de Paris. Si mes recherches n’aboutissent pas, je ne vois plus quelle recherche entreprendre.

En parallèle, ces recherches m’auront incitée à m’intéresser de plus près aux flux migratoires entre les différentes régions françaises. Sans famille dans le Nord, les Labbé sont partis à plusieurs centaines de kilomètres de leur Lorraine natale (pour “retourner en France” ? C’est ce que j’ai tendance à penser, il semblerait que Théophile Ries ait cherché à franciser son nom en Risse) dans une région qui certes leur permettait d’exercer leurs métiers d’ouvriers, de mouleur ou de lamineur mais pourquoi Maubeuge, plutôt que Lille, ou les Ardennes, ou Paris ?